A l'automne 2005, durant les émeutes sociales dans les banlieues françaises, le magazine suisse L'Hebdo a eu la bonne idée d'envoyer des journalistes  à Bondy pour tenir un blog et tenter de comprendre le mal des cités. Le blog aujourd'hui est tenu par des jeunes de Bondy et les premiers mois du Bondy Blog ont donné naissance à un livre publié au Seuil. Journaliste au service étranger  de l'Hebdo (qu'il a quitté depuis) Serge Michel revient sur une expérience qui a fait office d'ovni dans le paysage médiatique français.

Espritblog : Pouvez-vous nous expliquer comment est née l’idée de créer le Bondy
Blog ?

Serge Michel : C'était pendant les émeutes d'octobre-novembre 2005. Nous cherchions, à la rédaction de l'Hebdo, un moyen de bien couvrir ces événements, de donner plus que ce que nous voyions à la TV ou lisions et qui nous semblait assez standard compte tenu du fait que ces émeutes étaient vraiment aux portes de Paris. On a voulu faire une immersion, une vraie immersion, pas 3 jours ou une semaine. On a tout de suite parlé de 2 ou 3 mois. Après, il a fallu trouver l'endroit où s'immerger et cela a été Bondy parce que ma femme connaissait quelqu'un là bas. Et puis on s'est dit que le blog était la meilleure manière de raconter cela, parce qu'il est personnel et qu'il a surtout la qualité de pouvoir être mis à jour plusieurs fois par jour, avec des quantités de textes sans vraies limites, ce qui est un bonheur pour des journalistes d'un hebdomadaire où la place est limitée et qui ne sort que
tous les 7 jours.

D’un point de vue journalistique que vous a apporté cette expérience ?

Beaucoup. C'est personnellement ma plus forte émotion journalistique de ces dernières années. J'ai eu le sentiment de tomber sur une caverne d'ali baba, pleine de trésors. J'ai rencontré des gens extraordinaires, qui sont devenus des amis. J'ai aussi découvert tout ce qu'il était possible de faire avec un blog, la construction online d'un grand puzzle d'histoires humaines, l'importance de la réaction des lecteurs, etc. Cela m'a apporté comme je crois à tous ceux de l'Hebdo qui se sont relayés à Bondy (une quinzaine de personne, c-a-d la moitié de la rédaction) une grande liberté. Oui, nous avons découvert à Bondy le plaisir d'exercer notre métier en toute liberté.

 

Le Bondy Blog a t-il transformé les méthodes de travail des journalistes qui y ont participé ?

Cette liberté dont je parle, on en trouve des traces dans le travail ultérieur des journalistes qui sont passés par Bondy. Cela a aussi conduit l'Hebdo à donner de l'importance aux blogs. Il y en a maintenant 5 ou 6 sur le site du journal, c'est devenu un mode d'expression reconnu et de grande qualité. Dit entre parenthèse, Bondy a été un ciment formidable pour la rédaction, cela vaut tous ces camps que les entreprises organisent dans des conditions de survie pour créer de l'esprit d'équipe.

Pensez-vous qu’il existe un style journalistique propre au blog ?

Je m'y suis repris à trois fois pour mon premier « post », pour enlever ce qui pouvait être précieux, alambiqué, etc. J'ai cherché quelques jours le ton juste et me suis ensuite senti très à l'aise. Je crois que d'autres journalistes de l'Hebdo n'ont pas eu ce problème. Mais ayant toujours soigné le style, il m'a fallu être plus direct, plus parlé, pas allusif, pas d'effet de manches (allitérations, etc).

Comment expliquez-vous le succès rencontré par le site ?

A part sa très grande qualité (lol) ce sont paradoxalement les médias classiques qui nous ont fait connaître. Il y a eu un effet d'entraînement, tout a commencé par un papier repris de l'Hebdo par Courrier International. Le Monde a suivi avec un article amorcé en Une, puis tous les autres. A ce moment, notre reporter Paul Ackermann s'est fait agressé dans le local et cet événement mineur a fait l'ouverture de certains journaux radios. Paul a passé plus de temps à répondre aux interviews qu'à vraiment blogger !

Ensuite, cela ne s'est pas arrêté. Les TV, les radios, les journaux voulaient nous suivre dans notre travail quotidien à Bondy. C'était assez drôle: ces rédactions qui ne s'intéresse pas beaucoup à la question des banlieues se rattrapaient en parlant des Suisses qui parlent des banlieues …

Une autre raison du succès, c'est que la banlieue est une sorte de no man's land journalistique. Raconter des histoires toutes simples, la rencontre avec un épicier, la visite d'une école, la vie d'une association de foot, tout cela s'est révélé passionnant parce que cela allait à l'encontre des clichés sur les cités, qui sont toujours les mêmes, violence, drogue, islam, oppression des filles.

Nous avons fait preuve d'empathie et c'est parfois nécessaire. L'empathie a sa place dans le travail des journalistes, lequel ne se limite pas à faire des surenchères de cynisme autour d'un plateau de télé. L'empathie est une manière d'aller vers les autres, elle participe à la découverte d'un lieu ou d'une personne. Il n'est pas interdit d'aimer son sujet ! Et je crois que cette douceur de l'approche a beaucoup plu aux lecteurs, qui savent bien au fond que les reportages dramatiques sensés les tenir devant leur télé ouleur faire acheter un canard ne représentent pas tout le spectre de la réalité.

Enfin, il y a eu le regard décalé. C'est plaisant, ces étrangers qui nous regardent, qui s'étonnent, qui nous apprennent des choses sur nous-mêmes. C'est un vieux truc qui remonte aux Lettres persanes de Montesquieu voire avant.

Comment analysez-vous le fait que les grands médias français ne soient pas capables, à l’heure actuelle, de mettre en place des projets similaires ?

Je ne sais pas. Peut-être ne veulent ils pas imiter quelque chose dont tout le monde dans la presse a plus ou moins entendu parler. J'ai été surpris que les rédactions ne placent pas des bloggers dans les lycées au moment des manifs anti CPE. Mais les blogs vont faire très fort durant la campagne des présidentielles, j'en suis certain!

Le Bondy Blog est aujourd’hui tenu par des jeunes blogueurs citoyens. Comment se passent les choses, quel est son avenir ?

Nous venons de créer l'association qui va gérer ce blog. Les bloggers, qui sont une dizaine, sont défrayés de leur travail grâce à l'argent des droits d'auteur du livre, que l'Hebdo a décidé de reverser intégralement à Bondy. On va aussi mettre en place des sorties de toute la rédaction du blog, tous
les quelques mois, afin de blogger ensemble quelque part, dans un festival, une réunion politique ou un gros événement. On va enfin instituer une petite bourse, deux fois par an, qui financera le meilleur projet d'un membre de la rédaction pour partir en reportage.

Il y a une réunion de rédaction hebdomadaire, chacun amène des idées, on se partage les tâches. Un post récent de Mohamed Hamidi, le rédacteur en chef du blog, explique bien ce fonctionnement à la fois modeste et très prometteur. L'ambiance est très bonne. Les jeunes ont maintenu voire augmenté la fréquentation et les commentateurs sont plus nombreux et plus fidèles qu'avant. Tout cela est en évolution, bien sûr. Les bloggers prennent petit à petit de la bouteille, ils découvrent la gamme de leurs possibilités. Parfois ils m'épatent, parfois j'aimerais les pousser à gratter plus, mais je reviens toujours chargé d'énergie quand je vais les voir !

Je suis engagé dans l'association et je le resterai afin de pérenniser l'aventure. Je suis convaincu que ce blog répond à une demande, qu'il peut d'étendre à d'autres lieux, qu'il peut rendre des services et apporter des idées fraîches dans le débat français et donc qu'il va trouver ou générer des moyens financiers au delà du coup de pouce initial de l'Hebdo.

Dernière question, le Bondy Blog a donné naissance à un ouvrage publié au Seuil (BondyBlog, des journalistes suisses dans le 9-3). Pourriez-vous nous dire pourquoi vous avez fait ce choix ?

C'est plutôt le Seuil qui a fait ce choix. J'avais déjà fait 2 livres avec eux avant. Au début de l'expérience, j'étais tellement enthousiaste de mes découvertes à Bondy que j'ai appelé Anne Sastourné, notre éditrice au Seuil, pour lui dire de garder un coup d'oeil sur ce blog et qu'il pouvait évoluer vers quelque chose d'intéressant. Je me disais que malgré le côté éparpillé de chaque post, la diversité des auteurs, etc, il y avait une sorte de roman réalité qui s'écrivait en direct. Anne est devenue accro du blog et après un mois, nous a proposé de faire un livre. Les délais ont été terribles, j'ai travaillé jour et nuit pendant des semaines, mais au final, j'ai le sentiment qu'il y a bien un récit différent dans le livre que sur le blog, il y a des personnages que l'on découvre, que l'on suit, auxquels on s'attache. C'est aussi plus lisible, parce qu'il a fallu réduire des trois quarts la matière disponible en ligne. Même si c'est évidemment ironique de commencer sur un nouveau média et de finir dans le plus ancien encore utilisé, le plus classique, le livre.

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